Dossier : La note du Kenya s’enfonce de plus en plus dans le rouge

Le Kenya est un pays d'Afrique de l'Est
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C’est l’information à retenir de ce début de semaine sur le marché des souverains. Il fallait s’y attendre, la notation financière du Kenya est, comme prévue, passée de la couleur framboise à la couleur cerise. Et pour cause. Ce lundi, Moody’s a descendu la note du pays, dirigé par William Ruto, à Caa1, et l’a accompagnée d’une perspective négative. Précédemment, elle était de B3, également avec une perspective  négative.

Selon Moody’s, cette dégradation de la note du Kenya reflète des doutes quant à la capacité, sinon la volonté de l’administration Ruto à renforcer ses recettes fiscales. Et ce, à un moment où un meilleur recouvrement de l’assiette fiscale est nécessaire à l’Etat Kenyan, s’il veut bel et bien améliorer la soutenabilité de sa dette et faire emprunter, à celle-ci, la bonne pente. 

Volte-face de l’administration Ruto sur la hausse d’impôts

En effet, le recul du gouvernement Kenyan sur son projet de hausse d’impôts, au profit de réductions des dépenses, pour baisser le déficit fiscal du pays, soulève des questions notables quant à l’équilibre entre la stratégie budgétaire du Kenya et ses besoins de financement. Dans le contexte actuel de tensions sociales accrues auquel cette nation est en proie, Moody’s voit mal comment son gouvernement pourrait instaurer d’importantes politiques d’accroissement des recettes dans un avenir proche. 

A travers cette dégradation de la note Kenyane, l’agence de notation financière est dans son rôle d’anticipatrice. De la tour des prospectives, elle lance l’alerte. « Le déficit fiscal se réduira plus lentement, avec une soutenabilité de la dette du Kenya restant faible pour une période prolongée. En retour, des besoins de financement plus importants, découlant d’un déficit élargi, augmentent le risque de liquidité, face à des options de financement externe plus incertaines. » Signale-t-elle.

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Graphique : KOFFI-KOUAKOU Laussin

La perspective négative, jugée par Moody’s, exprime surtout les risques à la baisse liés à la liquidité du gouvernement du Kenya. « Nos prévisions actualisées continuent de supposer une réduction du déficit fiscal, grâce à des réductions de dépenses, mais à un rythme plus lent que précédemment anticipé. Des besoins de financement accrus et/ou une hausse des coûts d’emprunt amplifieraient les risques de liquidité (…)

En particulier, une consolidation fiscale plus lente risquerait de limiter encore davantage les options de financement externe, y compris en réduisant le soutien des créanciers multilatéraux qui ont été la principale source de financement externe depuis 2020. De plus, des besoins de financement plus élevés pourraient réduire l’appétit domestique pour les titres de dette du gouvernement, ce qui mettrait à l’épreuve sa capacité à continuer de servir la dette intérieure. » Indique l’agence.

Le shilling Kenyan également touché

Concernant le plafond de notation en monnaie locale (LC) du Kenya, Moody’s a, au même titre, changé sa teinte, de l’orange à la cerise, en le descendant de Ba3 à B1, soit, désormais, une différence de trois crans entre celui-ci et la note souveraine, en raison : « Des institutions relativement faibles, une prévisibilité politique modérée et un risque politique modéré, comparés à une empreinte gouvernementale relativement limitée dans l’économie et des déséquilibres externes limités. »

Kenya PIB
Graphique : KOFFI-KOUAKOU Laussin

Explique Moody’s qui a aussi fait chuter le plafond en devises étrangères (FC) du Kenya à B2, contre B1 auparavant, soit un cran en dessous du plafond en monnaie locale, du fait d’une « dette extérieure relativement faible et un compte de capital modérément ouvert, réduisant, bien que pas complètement, les incitations ou la nécessité d’imposer des restrictions de transfert et de convertibilité dans des scénarios de tensions financières accrues. » Ajoute l’agence aux notations financières standardisées.

Une dégradation de la note souveraine du Kenya due à ses difficultés à consolider sa fiscalité

Il faut savoir que la note précédente du Kenya (B3) se justifiait par la poursuite, par l’administration Ruto, d’une stratégie de consolidation fiscale comprenant des mesures significatives de hausse des recettes. Des mesures qui, en l’occurrence, auraient permis de « réduire le déficit fiscal, de contenir le fardeau de la dette et de stabiliser au moins la soutenabilité de la dette. » Souligne Moody’s.

Menés à grande échelle, ces efforts auraient assuré, au Kenya, un soutien multilatéral du Fonds Monétaires International (FMI) et d’autres institutions, ainsi que d’investisseurs habituels et/ou potentiels. Vue la situation qui prévaut dans le pays, ils auraient contribué à une atténuation substantielle de la pression de financement due aux amortissements externes importants supportés par le pays. Toutefois, il est important de relever que la perspective négative, attribuée à l’époque par Moody’s, s’appuyait justement sur les risques de liquidité et les besoins élevés de refinancement auxquels doit faire face le Kenya, dans l’hypothèse où il opte, jusqu’à un certain seuil, pour des financements externes et une dépendance envers un financement intérieur coûteux de son déficit fiscal.

Or, en réponse aux protestations du mois de juin – qui ont entraîné 39 morts, 361 blessés et conduit à l’arrestation de 270 personnes – le gouvernement a annulé les hausses d’impôts prévues dans le Projet de loi de finances 2024. 

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Pour rappel, les mesures fiscales prévues dans ce projet visaient initialement à générer près de 1.631,550 milliards FCFA, soit 1,9% du Produit Intérieur Brut (PIB) Kenyan. Aujourd’hui, le gouvernement du Kenya prévoit de réduire ses dépenses de 834.636 milliards FCFA et d’augmenter l’emprunt, ainsi que le déficit fiscal, à hauteur de 4,6% du PIB du pays, soit +1,3% sur les 3,3% proposés initialement pour le budget fiscal 2025.

Prenant compte de ce revirement, Moody’s revoit sa copie et pronostique que le déficit fiscal du Kenya atteindra en moyenne 4,4 % du PIB en juin 2025 et devrait nager dans les mêmes eaux en 2026. Elle argumente : « Bien que cela représente un déficit plus faible par rapport aux 5,9% du PIB en exercice 2024, cela implique un rythme plus lent de consolidation fiscale par rapport à notre prévision précédente, avec une dette gouvernementale se stabilisant désormais, plutôt que de décliner comme nous l’attendions auparavant (…)

Il est crucial de noter que la consolidation fiscale basée sur les dépenses, plutôt que sur les recettes, apportera un soutien significativement moindre à la soutenabilité de la dette, une faiblesse crédit clé pour le Kenya. Les mesures fiscales prévues dans le Projet de loi de finances 2024 étaient alignées sur les objectifs de la Politique fiscale nationale et la Stratégie de revenus à moyen terme du Kenya. Elles visaient à inverser la sous-performance de la collecte des impôts de l’exercice 2024. Au cours des neuf premiers mois de l’exercice 2024, les recettes totales étaient inférieures de 999,677 milliards FCFA à la cible, soit l’équivalent de 1,3% du PIB dudit exercice, ce qui implique un ratio recettes-PIB inchangé (…)

Sans les mesures fiscales prévues, nous prévoyons que les recettes gouvernementales resteront autour de 17% du PIB en exercice 2025, au lieu de croître. Dans l’ensemble, même en tenant compte des mesures fiscales mises en œuvre en dehors du Projet de loi de finances 2024, la soutenabilité de la dette se détériorera en raison de l’augmentation des paiements d’intérêts (…) Le ratio intérêts/recettes augmentera à 33% à l’exercice 2025, contre 30% pour l’exercice 2024. Ce niveau indique des contraintes fiscales significatives. La soutenabilité de la dette devrait s’améliorer progressivement au-delà de l’exercice 2025, à condition que les coûts d’emprunt intérieurs diminuent (…)

Les coûts d’emprunt domestique du gouvernement sont restés élevés même si l’inflation est revenue à la plage cible de la banque centrale et malgré l’appréciation du Shilling Kenyan (KES). Nous nous attendons à que les coûts d’emprunt domestique diminuent progressivement (…) si la banque centrale assouplit sa politique monétaire. Cependant, la soutenabilité de la dette restera plus faible et faible plus longtemps que prévu précédemment, en raison de déficits fiscaux plus importants, de recettes plus faibles et d’une plus grande dépendance à un financement domestique relativement coûteux. » Développe l’agence fondée par John Moody au début du siècle dernier.

Un choix comportant d’importants risques

Clairement, certaines mesures voulues par l’administration Ruto peuvent être rapidement mises sur pied. Toutefois, sur le chemin, de lourds obstacles se dressent. Comme le notifie Moody’s, plus de la moitié des dépenses gouvernementales du Kenya, pour l’exercice fiscal 2025, relèvent des Services du Fonds Consolidé (une catégorie de dépenses comprenant les obligations statutaires et les allocations généralement non discrétionnaires).

Effectivement, le gouvernement Kenyan a annoncé son intention de dissoudre 47 sociétés d’État aux fonctions redondantes. Dans ce cadre, diverses mesures visent la réduction du nombre d’employés du secteur public, ce qui aura, pour effet immédiat, la suspension des nouvelles embauches pour une période d’un an. Dans le même temps, un audit des registres de paie publics sera réalisé et le départ à la retraite des travailleurs dépassant l’âge légal sera accéléré. 

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Graphique : KOFFI-KOUAKOU Laussin

Néanmoins, si ces coupes budgétaires sont louables, il faut noter qu’elles toucheront principalement des postes discrétionnaires, par exemple ceux ayant attrait aux opérations, à la maintenance et aux dépenses de développement. En conséquence, nonobstant la flexibilité des dépenses liées au développement, qui ont déjà été significativement réduites, Moody’s considère que « des coupes supplémentaires auront probablement un impact économique négatif. »

L’autre point que relève l’agence de notation est en étroite relation avec les chocs externes, susceptibles d’augmenter les besoins de dépenses tout au long de l’année. Sur ce champ, elle pointe les échecs de récoltes et la baisse de la productivité agricole du Kenya, provoqués par les événements météorologiques extrêmes pouvant causer des dommages infrastructurels importants et contraindre le pays à augmenter ses dépenses gouvernementales pour répondre à des situations d’urgence.

Le Kenya sur une trajectoire incertaine

Face à des déficits fiscaux plus importants que prévus antérieurement, le Kenya pourrait bien voir ses besoins d’emprunt et, de facto, la pression sur ses coûts d’emprunt domestiques, ainsi que ses risques de liquidité croître. Pour Moody’s, le budget révisé n’aura pas d’impact sur le financement du FMI et de la Banque Mondiale, les 02 plus gros pourvoyeurs du financement externe net de ce pays d’Afrique Oriental

« Notre prévision suppose que l’emprunt incrémental par le gouvernement, passant de 3,3% du PIB, dans le budget initial, à 4,6% du PIB, selon les dernières estimations, sera principalement couvert par un accroissement de l’emprunt intérieur. En 2024, des besoins accrus de financement intérieur ont contribué à des coûts d’emprunt intérieur élevés (…)

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Bien que la base d’investisseurs domestiques devrait répondre aux besoins de financement intérieur plus élevés, une émission domestique plus importante maintiendra probablement les coûts d’emprunt à un niveau élevé. Le taux d’intérêt moyen des nouveaux bons du Trésor émis en 2024 était de 17,8%, contre 14,4% en 2023. En plus de l’emprunt pour financer le déficit fiscal, le gouvernement devra également refinancer les bons du Trésor arrivant à échéance (…)

Nous estimons que les bons du Trésor arrivant à échéance, équivalant à 1,5% du PIB, ont un coupon moyen de 11,7%, ce qui implique une augmentation substantielle du coût de la dette. L’incertitude quant à la trajectoire budgétaire est également susceptible de peser sur le sentiment des investisseurs et sur la capacité du gouvernement à accéder à d’autres sources de financement externe à des coûts modérés (…)

Outre le financement du FMI et de la Banque mondiale, que nous prévoyons représenter la principale source de financement externe, le budget du gouvernement incluait 605,936 milliards FCFA de financement externe commercial. Les options potentielles de financement externe incluent une obligation liée à la durabilité, avec le soutien de la Banque Mondiale ou l’émission d’obligations Samurai au Japon, de Panda bonds en Chine, voire de Sukuks (titres négociables respectant certains principes islamiques). La crédibilité de l’engagement du gouvernement envers la consolidation fiscale sera cruciale pour sécuriser des financements externes supplémentaires, sans détériorer l’abordabilité de la dette. » Analyse Moody’s.

Une bombe désamorcée, mais pour combien de temps ?

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Si le retrait du projet de loi de finances 2024 a bel et bien désamorcé, pour un temps, les protestations autour des mesures fiscales proposées par l’administration Ruto, ses conséquences, sur le plan de la politique fiscale, compliqueront certainement les programmes existants du FMI au Kenya et mettront surement en péril le financement externe prévu, notamment les 591,394 milliards FCFA de financement externe attendus l’année prochaine dans le cadre de programmes du FMI (environ le tiers du financement externe net budgétisé par le Kenya).

Dans la pratique, des retards dans le financement du FMI augmenteraient la dépendance du marché intérieur pour le financement fiscal encore davantage, dans un pays où le FMI a été un catalyseur du financement concessionnel supplémentaire multilatéral, notamment de la Banque Mondiale entre 2021 et 2023, lorsque les options de financement externe du Kenya étaient limitées.

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Graphique : KOFFI-KOUAKOU Laussin

Le Kenya a intégralement remboursé ses Eurobonds arrivés à maturité en juin 2024, après un retour sur le marché obligataire international en février 2024. Cependant, à long terme, les besoins de financement externe du Kenya sont symptomatiques. Entre l’exercice fiscal 2025 et celui de 2028, les amortissements externes atteindront en moyenne 1.696,623 milliards FCFA de dollars, avec des paiements d’intérêts externes supplémentaires de 908.905 milliards FCFA par an.

Un resserrement des conditions de financement intérieur entraînerait probablement une hausse des coûts d’emprunt et un raccourcissement de la maturité moyenne des bons du Trésor, accroissant le risque de refinancement. À terme, une augmentation des coûts d’emprunt aggraverait le fardeau des intérêts du Kenya, nécessitant un ajustement fiscal plus important pour stabiliser sa dette.

Le score d’impact crédit ESG (CIS-4) du Kenya indique que sa notation est inférieure à ce qu’elle serait en l’absence d’expositions aux risques sociaux, environnementaux et de gouvernance. En 2023, le PIB par habitant du Kenya était aux alentours des 4 millions FCFA, pour une croissance réelle de 5,5 % et une inflation établie à 6,6 %. Son budget, à -5,9 %, était déficitaire, à l’instar de son solde extérieur enregistré à -3,8% au 31 décembre 2023. L’année dernière, sa dette extérieure a représenté 68,8% de son PIB. Étant donné la perspective négative, une amélioration de la notation financière du Kenya n’est pas envisageable à court terme. 

KOFFI-KOUAKOU Laussin

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