Depuis son arrivée en Côte d’Ivoire en 2019, l’application américaine Wave a séduit de nombreux utilisateurs grâce à ses frais de transaction ultra-compétitifs, fixés à seulement 1%. L’outil a rapidement conquis les consommateurs, devenant un acteur clé dans le secteur des transferts d’argent. Mais derrière cette révolution numérique se cache une réalité préoccupante pour les milliers de petits commerçants et agents locaux qui faisaient vivre leur famille en offrant des services financiers de proximité.
Une promesse d’inclusion financière qui cache une réalité amère
Adama, gérant d’un point de vente à Yopougon, résume bien la situation : « On pensait que la technologie allait nous aider. Mais aujourd’hui, elle est en train de nous remplacer. » Avant l’arrivée de Wave, Adama et d’autres agents recevaient environ 2 400 FCFA pour chaque transaction de 100 000 FCFA. Aujourd’hui, avec l’application, ils ne touchent plus que 1 350 FCFA, soit près de la moitié. Un revenu bien moins élevé, qui menace directement leur existence.
Wave, comme beaucoup de ses prédécesseurs numériques, a misé sur des frais réduits pour attirer une large base de clients. Mais à long terme, cette stratégie a des effets pervers. Moins de revenus pour les agents locaux, moins d’emplois, et une concentration du marché aux mains d’un acteur étranger. En fin de compte, des milliers de petits kiosques risquent la fermeture, entraînant la perte de dizaines de milliers d’emplois dans le secteur informel, un secteur crucial pour l’économie ivoirienne.
Des emplois en danger : l’exemple d’une dérégulation déjà observée ailleurs
Cette situation n’est pas isolée. Elle rappelle les cas d’autres plateformes comme Yango, le service de taxi russe, ou Glovo, la plateforme de livraison espagnole. Dans ces deux cas, les tarifs attractifs ont d’abord séduit les travailleurs, mais après un certain temps, les plateformes ont progressivement réduit les revenus des chauffeurs et livreurs, entraînant des grèves et des protestations. En Espagne, cela a conduit à l’intervention du gouvernement, qui a dû légiférer pour protéger les travailleurs.
Le cas de Wave en Côte d’Ivoire n’est qu’un épisode de ce phénomène global, où des entreprises étrangères prennent pied sur un marché, attirent des travailleurs avec des promesses d’un meilleur revenu, puis modifient les conditions à leur avantage, laissant derrière eux un vide économique et social.
Une inclusion financière à deux vitesses
Le rapport de la GSMA (Global System for Mobile Communications Association), publié en mars 2024, met en lumière les dangers d’un modèle comme celui de Wave, qui, bien que promettant une inclusion financière rapide et accessible, néglige le maillage de proximité essentiel à la durabilité du système. L’application ne dispose pas d’un réseau solide d’agents formés et rémunérés pour distribuer les services financiers, ce qui pourrait nuire, à long terme, à l’expansion de ces services, notamment dans les zones rurales où l’accès aux technologies reste limité.
Le modèle de Wave, qui repose sur la dématérialisation totale des services, pourrait rapidement creuser un fossé numérique et social, reléguant les populations les plus vulnérables à l’écart des bénéfices du progrès technologique.
L’État face à un choix crucial
La Côte d’Ivoire, en quête de souveraineté numérique, se trouve aujourd’hui à un tournant. Si la régulation du marché des services numériques n’intervient pas rapidement, l’impact pourrait être désastreux pour l’économie de proximité et la stabilité sociale. Les estimations syndicales parlent de la fermeture possible de 30 000 à 40 000 points de revente, sans compter la destruction d’emplois dans le secteur informel, qui touche en priorité les jeunes et les femmes.
Il est donc urgent que les autorités ivoiriennes – l’ARTCI, le ministère du Commerce, et le Parlement – prennent des mesures concrètes. Il existe plusieurs pistes de régulation :
- Imposer un plancher de commissions minimales pour garantir une rémunération juste pour les agents.
- Conditionner l’accès au marché à des obligations de redistribution locale des bénéfices générés par les plateformes.
- Créer un registre national des travailleurs numériques précarisés afin d’anticiper les crises sociales qui risquent d’éclater si cette situation perdure.
Le modèle numérique ne doit pas rimer avec précarisation. L’expérience des autres pays doit servir d’avertissement : sans régulation, ces nouveaux acteurs pourraient laisser un champ de ruines derrière eux.
L’innovation, lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’une justice sociale, devient un piège technologique. Wave, tout comme d’autres plateformes numériques, doit évoluer vers un modèle qui tienne compte des acteurs locaux et de l’économie informelle. L’enjeu est de taille pour la Côte d’Ivoire, car l’inclusion numérique ne doit pas se faire au détriment de la stabilité économique et sociale du pays. Il est temps que les autorités ivoiriennes prennent les mesures nécessaires avant que la révolution numérique ne devienne un danger pour les petits commerces locaux.
Aimé K.
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